La Pologne a engagé un plan de modernisation de ses forces armées qui prévoit une enveloppe de 40Mds€ sur la période 2013-2022 pour notamment renouveler sa flotte de sous-marins, acquérir hélicoptères et drones et se doter d’une défense aérienne. La part du PIB polonais alloué à la défense est l’une des plus importantes des États membres de l’UE (1,95% du PIB en 2013, soit environ 8Mds€). Le ministre polonais des Affaires étrangères Radoslaw Sikorski déclare en juin 2014: « Un contingent renforcé de militaires américains et européens doit être déployé en Pologne ». La Pologne, un acteur de la défense européenne: cette série issue du dossier stratégique de la lettre de l’IRSEM 3-2014 est publiée sur notre site en version bilingue avec l’aimable autorisation de Barbara Jankowski que nous remercions très chaleureusement.


La Pologne, un acteur engagé – par le général de division (2S) Maurice de Langlois et Barbara Jankowski, IRSEM

En 2014, la République de Pologne célèbre les anniversaires d’événements qui ont marqué son histoire récente : le 25e anniversaire des premières élections libres, les 15 ans de son adhésion à l’OTAN et ses 10 ans d’intégration à l’Union européenne. Sur le plan économique, la Pologne connaît une croissance ininterrompue depuis vingt ans, certes ralentie en 2012 et 2013, mais affichant toutefois un taux de 1,6% de croissance l’an passé. Elle est le seul pays de l’UE à ne pas être entré en récession après la crise de 2008. Cette santé économique se traduit dans le domaine de la défense. Les recettes fiscales ont certes été affectées par le tassement de la croissance mais les dépenses militaires n’en ont pas souffert, puisqu’avec un budget de 7,7 milliards d’euros, elles ont connu une hausse de 2% en 2013, qui se répètera en 2014. Un plan de modernisation des forces armées sur dix ans prévoit une enveloppe de 33,6 milliards d’euros notamment pour renouveler la flotte de sous-marins, acquérir des hélicoptères et des drones et se doter d’une défense aérienne. Au-delà du fait qu’il s’agit d’une nation traditionnellement amie de la France, ces raisons justifiaient de proposer un dossier stratégique sur la Pologne, qui a d’ailleurs été initié bien avant que ne s’aggrave la crise entre l’Ukraine et la Russie qui préoccupe tant les Polonais.

Ce dossier porte sur la stratégie de défense et de sécurité de la Pologne et sur les rapports qu’elle entretient dans ce domaine avec ses principaux partenaires. Il est le fruit d’une collaboration entre l’IRSEM et quelques organismes de recherche français et polonais : la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) et le Centre d’études et de recherches internationales (CERI) pour la France, le PISM (Institut polonais des affaires internationales), l’institut de relations in-ternationales de l’université de Varsovie, l’académie de la Défense nationale et le think tank Stosunki Miedzynarodowe, pour la Pologne. Il fait suite à des échanges amorcés à l’automne 2013 entre l’IRSEM et ces institutions polonaises. Ce dossier comporte dix articles rédigés en français et en anglais.

Le général (2S) Maurice de Langlois, directeur du domaine «politiques de défenses comparées » à l’IRSEM dresse l’historique récent des relations bilatérales entre la France et la Pologne et les cadres de leur coopération en matière de défense. L’accord de partenariat stratégique signé entre les deux pays en mai 2008 n’a commencé à se concrétiser qu’à compter de 2012, avec l’arrivée d’un nouveau gouvernement en France. Depuis, les rencontres des ministres de la défense et les visites des chefs d’Etat se sont multipliées. Une letter of Intent a été signée en 2013 et un dialogue stratégique réunit désormais tous les six mois les décideurs et experts des deux pays. L’article détaille les aspects politiques, opérationnels et industriels qu’a revêtue la coopération bilatérale au cours de ces dernières années et souligne la progression des intérêts communs aux deux pays.

Josselin Dravigny, étudiant en master II de science politique et stagiaire de la Commission armées-jeunesse à l’IRSEM, compare les Livres Blancs de la défense publiés par la France et par la Pologne au début de 2013. Il explique que les évolutions majeures du système international font l’objet d‘un constat commun aux deux pays mais, qu’en revanche, ils « perçoivent et hiérarchisent différemment les risques et les menaces en fonction de facteurs historiques et d’intérêts nationaux qui leur sont propres ». Deux conceptions différentes de la sécurité en découlent : pour la Pologne, les sources d’inquiétudes pour sa sécurité viennent de l’est. L’accent mis sur la protection des frontières et le recentrage sur la sécurité nationale au détriment des opérations extérieures dans lesquelles la Pologne a décidé de moins s’investir sont des dimensions qui la distinguent de la France, puisque cette dernière « prend en compte toute menace à la stabilité internationale qui peut devenir un facteur d’insécurité nationale ». A ce titre, elle se préoccupe moins de son voisinage immédiat que de l’Afrique et du golfe arabo-persique. Défense du territoire et de ses citoyens d’un côté, prise en compte des menaces qui pèsent sur le système international de l’autre, deux visions qui différencient la Pologne et la France et qui coexistent plus largement au sein de l’UE.
Justyna Zajaç, professeur de relations internationales à l’université de Varsovie présente la perception polonaise du lien transatlantique. Elle rappelle que la politique de défense de la Pologne repose sur trois piliers dont le plus important est son appartenance à l’OTAN et l’article 5 de la Charte, son élément fondamental. La Pologne cherchera d’ailleurs à le clarifier lors du prochain sommet de l’Alliance en septembre 2014. L’OTAN est « indéniablement perçue comme la seule garantie véritable de sa sécurité militaire ». Le fait que la puissance des Etats-Unis demeure inégalée, ajouté au « rôle qu’ont joué les Américains dans le processus d’indépendance des années 1980 » accentue le caractère privilégié de la relation transatlantique. De ce fait, on reproche à la Pologne son « bandwagoning » ou suivisme, (le « bandwagoning » consistant pour un pays faible à s’associer à une puissance pour assurer sa sécurité). Ce fut le cas pour la participation de la Pologne à la coalition qui a mené la guerre en Irak ou pour l’achat des F16 en 2003. Les relations bilatérales entre les deux pays sont également fortes et se sont traduites par des accords de coopération militaire dont celui qui prévoit l’installation de 24 missiles intercepteurs SM3 IIA sur le territoire polonais d’ici 2018. Considérer que l’OTAN et les Etats-Unis sont les principaux garants de la sécurité du pays a des conséquences sur l’attitude de la Pologne envers les deux autres piliers de sa sécurité. Ce n’est que progressivement que la Pologne a participé au renforcement de la politique commune de défense et de sécurité qui est devenue une de ses priorités au moment de la présidence du Conseil de l’Union européenne au second semestre 2011. Justyna Zajaç termine son analyse en mentionnant le fait qu’en 2014, la Pologne s’est trouvée confrontée à deux défis successifs : la politique américaine de pivot vers l’Asie avec son corolaire, la réduction de la présence militaire en Europe dans un premier temps, l’annexion de la Crimée par la Russie qui a conduit l’OTAN à se reposer la question du renforcement de la présence des Etats-Unis sur le continent européen et de la prise en charge, par les Européens eux-mêmes, de leur sécurité. Les relations entre la Pologne et la Russie, sur une voix délicate de normalisation depuis la fin de la guerre froide, risquent probablement se détériorer avec la crise ukrainienne. Les responsables politiques polonais auront à travailler sur une vision à long terme de la sécurité Euro-Atlantique, faisant une place à la Russie. A défaut, la sécurité de la Pologne ne pourra qu’être exposée à une recrudescence de menaces.

Des relations polono-russes, il en est question dans l’article du professeur Ryszard Zieba, de l’institut des relations internationales de l’université de Varsovie. Ryszard Zieba explique qu’il y a effectivement une vision de la politique étrangère de la Russie fortement ancrée en Pologne, qui transpose à la Russie actuelle les intentions de l’ex Union soviétique. Les medias et les élites polonaises sont prisonniers de cette vision fondée sur l’histoire, qui ne conçoit les relations entre ces deux pays que forcément conflictuelles, comme elles ont pu l’être au 19e siècle quand la Pologne se battait pour son indépendance ou durant la guerre froide lorsqu’elle vivait sous le joug soviétique. A l’arrivée au pouvoir de l’opposition politique menée par Solidarnosc, la première préoccupation fut de se dégager du Pacte de Varsovie, vestige de l’impérialisme soviétique et d’ancrer la Pologne dans les institutions démocratiques de l’ouest. Dans ce scénario, la Russie succédant à l’union soviétique, ne pouvait être considérée que comme une menace pour la Pologne.

L’opposition affichée de Moscou à l’entrée de la Pologne dans l’OTAN a renforcé les craintes de la Pologne envers son voisin, soupçonné de vouloir reconstruire sa sphère d’influence en Europe. C’est ainsi que sont nées des polémiques fâcheuses comme celle faisant suite à la demande du président Walesa adressée aux Américains d’installer des armes nucléaires en Pologne. En revanche, les craintes russes de voir l’OTAN s’installer à ses portes n’étaient aucunement prises en compte par la Pologne, dans ces scenarios. Encore aujourd’hui, dans la manière dont la Pologne pense sa sécurité, la crainte de la menace militaire russe est omniprésente, et seule la présence militaire américaine peut l’éloigner.

Tout a été fait pour maintenir la Russie à l’écart de l’OTAN et de l’UE, la reléguant à une posture de rivale ou d’ennemie et aucun rapprochement ne fut tenté. Selon le professeur Zieba, la Pologne manque d’une vision stratégique sur l’avenir de la sécurité internationale intégrant les changements récents comme l’émergence des nouvelles puissances qui entraîne un rééquilibrage entre les puissances anciennes. La Pologne s’interdit d’envisager tout scenario de coopération avec la Russie sur des questions de sécurité. A défaut, elle devrait au moins envisager des coopérations dans des configurations incluant l’OTAN, l’UE, les Etats-Unis et la Russie. Il est indispensable de travailler à transformer l’ennemi historique en partenaire et se servir de l’OSCE pour créer une communauté de sécurité Euro-Atlantique et eurasienne commune.

La Pologne est partie prenante du triangle de Weimar et Krzysztof Soloch, chercheur à la Fondation pour la recherche Stratégique (FRS) analyse la participation polonaise à ce triangle créé il y a vingt ans pour aider la Pologne dans sa transition démocratique. Krzysztof Soloch annonce d’emblée que le triangle de Weimar n’a pas su traduire ses ambitions initiales en une alliance durable, capable de piloter une Europe élargie, tout en jouant un rôle positif non seulement au profit de ses membres mais aussi pour l’UE dans son ensemble. Le récent engagement des trois ministres des affaires étrangères pour résoudre la crise ukrainienne et obtenir un accord entre le président Ianoukovitch et l’opposition témoigne du rôle potentiel que pourrait jouer le triangle de Weimar au profit de l’UE.

La participation de la Pologne à la guerre en Irak a fait douter de la possibilité de créer durablement une vision commune. Mais depuis 2006, l’intensification de la coopération au sein du triangle de Weimar dans le champ de la sécurité est significative. Elle est liée au changement d’attitude de la Pologne envers l’Europe de la défense. Plusieurs opérations communes aux trois pays ont été réalisées, à commencer par la participation à l’opération en RDC en 2006 ou la décision de créer un Battle-group de Weimar.

En matière de défense et de sécurité, les perspectives des trois pays sont pourtant difficilement conciliables sur bien des points comme par exemple la présence d’armes nucléaires américaines en Europe, ou chacun a sa propre vision, ou encore la manière de concilier l’effort expéditionnaire et la défense collective qui oppose la France et l’Allemagne à la Pologne. Dans ce contexte, oeuvrer pour le renforcement de la CSDP apparaît comme un projet unificateur. La coopération trilatérale a aussi un avenir potentiel dans le développement de capacités particulièrement coûteuses comme le transport stratégique. Le triangle de Weimar pourrait jouer un rôle de leader en lançant des projets d’équipements indispensables pour l’autonomie de l’Europe mais trop onéreux pour ses budgets contraints. L’auteur en développe plusieurs exemples.

Samuel Faure, doctorant de science politique au CERI et chercheur associé à l’IRSEM analyse l’état de la coopération industrielle européenne et le triangle de Weimar comme cadre institutionnel approprié pour répondre aux enjeux de défense européens. Il s’appuie pour cela sur une très récente conférence internationale qui s’est déroulée en Pologne dans un contexte de reconfiguration de la politique industrielle de défense polonaise. Il constate que les relations entre la France et la Pologne se sont « significativement resserrées ». Comment alors utiliser le triangle de Weimar comme « outil stratégique et effectif » pour « réindustrialiser l’Europe » ? Les industriels s’affirment prêts à s’engager à partir du secteur de l’industrie de défense. Samuel Faure expose les différents points de vue des industriels présents à cette conférence qui affirment assez unanimement le besoin et l’intérêt de développer leurs relations. Mais, ajoute l’auteur qui rapporte les propos des autorités polonaises, cette « intégration par le bas est insuffisante » et il faut renouveler la stratégie européenne commune de 2003.

Tomasz Badowski, rédacteur en chef de la revue Stosunki miedzynarodowe, examine les relations bilatérales franco-polonaises. Dans un contexte où les Etats-Unis se retirent d’Europe au profit de l’Asie, l’Europe se trouve obligée de penser sa sécurité en termes capacitaires.

La France, alliée à la Pologne, pourrait jouer un rôle moteur pour garantir la sécurité européenne. La participation massive de la France au dernier exercice de l’OTAN en 2013 (Steadfast jazz) montre qu’elle s’intéresse autant à la partie orientale de l’Europe qu’à l’Afrique. La coopération industrielle et l’accent sur la technologie devraient permettre de développer la coopération bilatérale. Tomasz Badowski en développe plusieurs exemples.
Comment les autorités politiques et militaires tentent de réformer le système de formation des officiers polonais, c’est ce que nous expliquent les colonels Ryszard Niedzwiecki et Krzysztof Ostrowski, de l’Académie de défense nationale polonaise. Depuis les années 1990, on peut observer de réels efforts de rationalisation et des réformes visant l’adaptation du système de formation militaire polonais, mais on constate également que certaines d‘entre elles n’ont pu voir le jour. Même si les auteurs n’y font pas référence, on peut se demander si les changements de cap recentrant désormais la Pologne sur la défense nationale alors qu’elle avait mis l’accent sur les opérations extérieures n’en est pas une des raisons.

Nathan Dufour, chercheur au PISM, nous livre un article sur la « doctrine Komorowski » à l’épreuve de la crise en Ukraine qui a confirmé que l’OTAN a bien un rôle à jouer dans la défense collective. La crise vient en effet « corroborer les craintes exprimées de longue date par la Pologne et les pays baltes concernant les risques pesant sur la sécurité natio-nale et collective ». La doctrine formulée par le président Komorowski et le bureau de la sécurité nationale donne la priorité au développement des capacités nationales de défense et à l’OTAN, au détriment des engagements en opéra-tions extérieures auxquels la Pologne a largement participé au cours de la dernière décennie. Elle prône le développe-ment de capacités autonomes de défense et de capacités de défense visant à pallier aux menaces d’urgence, la Pologne étant située aux frontières de l’UE et de l’OTAN, ainsi que le renforcement du rôle de la Pologne dans les organisations internationales.

La vision générale de cette pensée tend, selon l’auteur, à se focaliser sur les aspects politico-militaires et à privilégier un renforcement de l’application de l’article 5 du traité de l’Atlantique nord. La crainte est qu’elle éloigne l’intérêt de la Pologne pour le renforcement de la PSDC amorcé il y a quelques années. Mais à y regarder de près, la plus grande complémentarité entre l’OTAN et la PSDC apparaît bien au coeur de la stratégie assurant la défense nationale à long terme puisque l’Europe doit pouvoir à l’avenir, assurer sa sécurité de manière plus autonome. Les Polonais doivent aussi se souvenir qu’il n’est pas prudent de fonder sa sécurité sur un seul piller, fut-il l’OTAN adossé aux Etats-Unis. Et les signes dans ce sens sont assez encourageants.

A la lecture de ce dossier, le lecteur se rendra compte qu’il n’y a pas une vision unique de ce qui fonde la sécurité de la Pologne. C’est un des bénéfices d’une réflexion réunissant des universitaires et experts des deux pays et d’institutions multiples que de se rendre compte combien les tropismes nationaux sont persistants mais de proposer aussi les voies possibles pour les dépasser.

MON

Cette série est publiée sur notre site avec l’aimable autorisation de l’IRSEM, Institut de Recherche Stratégie de l’Ecole Militaire. La traduction en polonais a été réalisée par le Centre de Civilisation Française et d’Etudes Francophones.

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