Screen Shot 2013-02-01 at 00.04.13L’exposition « Johann Georg Pinsel : un sculpteur baroque en Ukraine au XVIIIe siècle », organisée par le musée du Louvre avec les institutions ukrainiennes, propose la découverte d’un grand artiste méconnu. Pinsel, dont le style s’intègre dans le grand art baroque de l’Europe centrale, travailla au milieu du XVIIIe siècle en Galicie, un territoire aujourd’hui en Ukraine occidentale dont la capitale est Lviv (Lemberg en allemand, Lwow en polonais). Cette région faisait alors partie du royaume de Pologne. Après 1772, elle fut annexée par l’Empire austro-hongrois des Habsbourg. Elle redevint territoire polonais de 1918 à 1939. À cette époque, quelques érudits s’attachèrent à étudier le patrimoine de cette contrée et à photographier les sites. C’est grâce à ces précieux clichés que l’on a pu reconstituer l’œuvre de Pinsel et de son école, essentiellement des sculptures religieuses en bois disposées dans les églises. Victimes de l’indifférence de la part du régime soviétique mis en place dans la région après 1945, de nombreuses sculptures furent abandonnées, dans des lieux souvent désaffectés ou transformés. Mais heureusement, un assez grand nombre d’entre elles furent sauvées de la destruction grâce à l’action persévérante de Boris Voznitsky (1926-2012), directeur de la Galerie nationale des Beaux-Arts de Lviv durant une cinquantaine d’années. Habité par le désir profond de sauver un patrimoine exceptionnel et muni d’une détermination qui force l’admiration, Boris Voznitsky, avec des moyens dérisoires, s’attacha lors de tournées répétées sur tout le territoire à récupérer chaque œuvre disponible afin de la stocker, l’étudier, la restaurer, la sauver. Dans un entretien exclusif, réalisé quelques mois avant son décès accidentel et publié dans le catalogue de l’exposition, il raconte cette aventure humaine unique à tous égards. Après l’indépendance de l’Ukraine en 1991, il eut davantage de moyens et put ouvrir en 1996 à Lviv, dans l’ancienne église des Clarisses, le musée Pinsel, dépendant de la Galerie nationale. Cette décennie 1990 marque le début d’une reconnaissance internationale de l’œuvre de ce sculpteur et la multiplication d’études scientifiques, écrites pour la plupart en polonais et en ukrainien, trop rarement en anglais ou en allemand.

L’exposition du musée du Louvre présente ainsi l’oeuvre de Pinsel pour la première fois en dehors des frontières des anciennes républiques alliées de l’Union soviétique (des expositions furent organisées par la Galerie nationale de Lviv, en Pologne, en Russie et en Tchécoslovaquie). Le catalogue est la première publication en français sur le sujet. Nous savons peu de chose sur Pinsel. La consonance de son nom indiquerait une origine germanique – pinsel signifie « pinceau » en allemand –, ce qui n’est guère inhabituel en Europe orientale, où beaucoup d’artistes étaient itinérants. Le lieu et la date de naissance du sculpteur sont inconnus, comme l’endroit où il s’est formé.

Johann Georg Pinsel, Abraham sacrifiant Isaac (détail), vers 1758, bois polychrome et doré, 157 x 120 x 96 cm, Lviv, Galerie nationale des Beaux-Arts. Provenance : Hodowica, choeur de l'église. © Galerie nationale des beaux-arts de Lviv

Johann Georg Pinsel, Abraham sacrifiant Isaac (détail), vers 1758, bois polychrome et doré, 157 x 120 x 96 cm, Lviv, Galerie nationale des Beaux-Arts. Provenance : Hodowica, choeur de l’église.
© Galerie nationale des beaux-arts de Lviv

Ce que l’on sait de la carrière de Pinsel
La première indication sûre est sa présenceà Buczacz en 1751 : il s’y marie et y baptise son premier fils en 1752. Son deuxième fils y est baptisé en 1759. Il y meurt probablement en 1761 ou 1762, sa veuve se remariant dans la même ville en octobre 1762. Son activité connue par des documents s’écoule sur une douzaine d’années, une période courte mais très dense durant laquelle Pinsel et son atelier vont travailler sur d’importants chantiers. La petite ville de Buczacz, située à environ cent cinquante kilomètres au sud-est de Lviv, était dominée par un seigneur local haut en couleur, Mikolaj Bazyli Potocki (1706 ?-1782). Issu d’une grande famille de l’aristocratie polonaise, propriétaire d’immenses domaines fonciers dans ce territoire situé aux confins méridionaux du royaume de Pologne, Potocki contribua avec l’Égliseà peupler d’édifices religieux cette terre de mission aux limites de la chrétienté latine, en bordure du monde orthodoxe russe à l’est et du monde musulman au sud. Pinsel va beaucoup travailler avec un architecte, Bernard Meretyn. L’association de ces deux personnalités va donner naissanceà une poignée de chefs-d’oeuvre. Vers 1752-1755, le sculpteur, aidé par son atelier, exécute l’une de ses oeuvres maîtresses : le décor des autels de l’église des Missionnaires à Horodenka, un immense édifice aujourd’hui situé à quelques kilomètres de la Roumanie, alors partie de l’Empire ottoman. Quelques années plus tard, Meretyn va construire l’église paroissiale d’Hodowica, aux environs de Lviv. Pour ce bijou de l’art baroque d’Europe orientale, il va s’adjoindre le concours, en plus du sculpteur Pinsel, du peintre Aleksander Rolinski. Celui-ci va créer un étonnant décor d’architecture en trompe l’oeil,suivant l’esprit de l’art des Galli Bibbiena, qui inspira tant d’édifices en Europe centrale. Les parois de l’église, en partie conservées aujourd’hui, sont peintes à fresque dans une dominante rose très gaie. Le choeur présente des motifs architecturaux illusionnistes, sur lesquels se greffent les sculptures de Pinsel, posées sur des socles ou des consoles : c’est le noyau central de l’exposition du Louvre. Le fidèle voit se dérouler sous ses yeux une scène de théâtre très expressive. Deux groupes de l’Ancien Testament annoncent la Passion : Abraham sacrifiant Isaac préfigure celui du Christ et Samson tuant le lion, sa victoire sur la mort. La Vierge de douleur essuie son visage baigné de larmes et Saint Jean, éploré, se tourne vers le Crucifié. Deux anges agenouillés guident le regard vers le Christ en croix. À proximité du choeur s’élevait une chaire, conservée aujourd’hui à l’état de fragments. En 1759-1761, Meretyn et Pinsel travaillent à nouveau ensemble sur le chantier de la cathédrale catholique grecque Saint-Georges de Lviv. La façade comprend toujours aujourd’hui trois sculptures en pierre de Pinsel : Saint Georges combattant le dragon, Saint Léon et Saint Athanase. De 1761 datent les derniers documents connus, mentionnant l’activité de Pinsel dans une autre imposante église, celle de Monasterzyska, située au sud de Lviv,à proximité de Buczacz. Après la mort du maître, l’activité de son atelier et de ses disciples perdura.

Un style très personnel
La personnalité artistique de Pinsel semble avoir été écrasante si l’on en juge par la floraison de sculptures influencées par son style, en Galicie, mais aussi en Pologne jusqu’à la fin du siècle. Le style de l’artiste est en effet spectaculaire. Ces oeuvres en général n’étaient pas conçues pour être vues de près : éléments d’une vaste scénographie, elles se fondaient dans des ensembles qui jouaient sur les contrastes d’échelle. Il fallait surprendre et étonner le peuple des fidèles, l’émerveiller par des figures sensibles, aussi bien tragiques que doucement effusives. Si un grand nombre de ces caractéristiques – effets de contrastes, appel à la puissance de l’émotion, gestuelle chorégraphique – se retrouvent dans le grand art baroque d’Europe centrale, en Bavière, en Bohême ou en Moravie, on trouve chez Pinsel des spécificités : l’exagération outrancière des effets, un type physique particulier (visage aux cheveux bouclés ou en vrille, aux épais sourcils et aux paupières tombantes, mains et pieds aux longs doigts désarticulés). Sur les oeuvres les mieux conservées, mais aussi sur quelques admirables petites esquisses que le Bayerisches Museum de Munich put miraculeusement acquérir il y a une douzaine d’années, les drapés voltigeants révèlent une composition complexe d’enchevêtrement de plans et de lignes. L’exposition du musée du Louvre permet de faire découvrir au public, alors même que les salles permanentes ne présentent que peu de sculptures du monde baroque d’Europe centrale et orientale, un art spectaculaire et attachant, exécuté avec virtuosité et sensibilité, à présent reconnu et préservé en Ukraine comme une part fondamentale du patrimoine universel.


Texte de Guilhem Scherf, conservateur en chef au département des Sculptures du musée du Louvre
La Gazette Drouot -7 décembre 2012 – N°43
www.louvre.fr

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