Créé à Liège en juillet 1772 par Jean-Louis Coster, bibliothécaire de l’évêque de Liège et ex-jésuite, L’Esprit des Journaux, parfois qualifié de «Reader’s Digest avant l’heure», eut une longévité exceptionnelle puisqu’il parut jusqu’en avril 1818. Le Tome I de l’Esprit des Journaux de l’année 1775 présente l’Histoire des troubles de la Pologne, depuis la mort d’Elisabeth Petrowna, jusqu’à la paix entre la Russie et la Porte Ottomane, ouvrage attribué à Giacomo Girolam Casanova.

Journal reproducteur, mais pas seulement, L’Esprit des Journaux fut d’abord mensuel, puis bi-mensuel en 1773-74, et à nouveau mensuel à partir de 1775, année où il atteint sa «vitesse de croisière». Son nombre de pages par volume passe alors de 190 à 430 — ce qui porte à près de 6.000 pages son volume annuel.

À partir du mois de mai 1773, le libraire Jean-Jacques Tutot l’imprima à Bruxelles puis le ramèna à Liège en 1776. En 1782, il porta l’adresse parisienne de Valade éventuellement associée à Tutot. De décembre 1782 à mars 1793, il fut donc publié sous la double adresse de Paris et de Liège. Revenu à Liège en 1793, il est finalement cédé à Weissenbruch qui en a poursuivi la publication à Bruxelles jusqu’en avril 1818.


Histoire des troubles de la Pologne, depuis la mort d’Elisabeth Petrowna, jusqu’à la paix entre la Russie et la Porte Ottomane

 [Giacomo Girolamo Casanova], Istoria delle turbulenze della Polonia &c. Histoire des troubles de la Pologne , depuis la mort d’Elisabeth Petrowna, jusqu’à la paix entre la Russie et la Porte Ottomane : ouvrage dans lequel on rapporte tous les événements qui ont causé la dernière révolution de ce royaume. Tome I, Ire. & 2me. parties, formant, 2 vol. in-8°, l’un de 324, et l’autre de 251 pag. À Gorice, chez Valeri. 1774.

 

Extrait de L’ESPRIT DES JOURNAUX, 1775, Tome I, p. 121-36 – retranscription du volume numérisé réalisée par le Groupe d’études du dix-huitième siècle de l’université de Liège.

Ce n’est point ici une de ces compilations informes connues en Italie sous le titre de storiae dell’ anno, et dans lesquelles on trouve presque partout le mensonge en regard avec la vérité, l’absurde à côté du vraisemblable. Cette histoire intéressante et vraie est attribuée à M. Casanova, auteur de plusieurs ouvrages pleins d’esprit, de saine critique et d’érudition : il ne copie personne : on voit qu’il a une manière à lui. Le séjour qu’il a fait à Pétersbourg et à Warsovie, ses liaisons avec les hommes de ces deux villes les plus distingués par leur naissance ou par leur rang, le mettent très souvent à portée de raconter ce qui s’y est passé. M. Casanova se propose d’étendre le tableau dont il nous offre aujourd’hui les premiers traits, jusqu’à la paix entre la Russie et l’empire Ottoman, laquelle doit être, suivant lui, le terme des troubles et des calamités de la Pologne. Mais le sera-t-elle en effet? Il n’y a aucune apparence; le traité conclu le 17 du mois de juillet dernier, laisse ce royaume ans un état qui lui annonce des maux encore plus affreux que ceux auxquels il a été jusqu’ici en proie. Les faits dont s’occupe l’auteur, sont trop récents et trop connus pour que nous pensions devoir donner une analyse méthodique de ces deux volumes : il nous suffira d’en extraire les anecdotes les plus curieuses et les moins connues, et les portraits des principaux acteurs de cette histoire.

Après quelques réflexions générales sur le despotisme, la guette et la religion, l’auteur, dans son discours préliminaire, attribue la dernière révolution de la Pologne au projet formé par Catherine II, de détruire la domination exclusive des catholiques de ce royaume et du grand duché de Lithuanie, en y établissant une entière liberté de conscience, qui fut chère aux vrais patriotes, ainsi qu’aux étrangers. la czarine regardait l’exécution de ce dessein comme un moyen d’augmenter son autorité, son crédit, et de gagner le cœur de son clergé, qui voyait avec douleur ceux qu’il appelle orthodoxes, opprimés en Pologne par la sévérité des lois, uniquement favorables aux catholiques. Les deux tiers, à peu près des habitants de ce royaume professent la religion grecque, et tous ceux de l’Ukraine et des environs sont schismatiques : ainsi le projet de l’impératrice de Russie tendait à lui assurer une très grande puissance, soit pour le temporel, soit pour le spirituel, dans un état qui confine à son empire, et si vaste, qu’il contient plus de 600 milles quarrés. Ici notre auteur esquisse rapidement l’histoire du schisme de l’église orientale, jusqu’au temps où les Grecs, séduits par la doctrine de Marc d’Ephese et de Scholarius, retombèrent dans l’erreur. Il décrit ensuite la Pologne, son gouvernement, ses forces, rapporte quelques traits de son histoire, et fait connaître les mœurs et les usages de ces peuples. Les catholiques de ce pays, dit-il, se croient plus catholiques que toutes les autres nations. Baronius prétend que la Pologne fut érigée en royaume sous Henri II : M. Casanova prouve que ce fut sous Othon III, en 999; il convient néanmoins que Boleslas III perdit le titre de roi 60 ans après que Boleslas I l’eut reçu, et que Premislas ne le recouvra qu’en 1295. Il rappelle la fameuse délivrance de Vienne, en Autriche, par le grand Sobieski, et observe que du temps de Tacite, les Polonais s’enivraient toujours dans les assemblées où ils traitaient d’affaires d’état, mais qu’ils ne décidaient rien que le lendemain, après le retour de la raison. Deliberant dum fingere nesciunt, dit le peintre énergique des mœurs des Germains; constituunt dùm errare possunt.

L’historien nous donne une pompeuse idée de la cour de Pologne, telle qu’elle était sans doute, avant l’établissement du conseil permanent. «Le souverain de cette contrée jouit de privilèges très distingués, de rares prérogatives, et de si grands honneurs que, de toutes les cours, la sienne est celle où la majesté du monarque a le plus d’éclat. On trouverait difficilement ailleurs autant de magnificence et de politesse. J’ai vu à Warsovie, ajoute M. Casanova, de très beaux hommes en qui on ne remarquait rien d’efféminé, humbles sans bassesse, polis sans familiarité, lettrés sans prétention, pleins d’affection pour les étrangers, généreux, affables et magnifiques dans la représentation, au-delà de toute ce qu’on peut croire. J’y ai vu des femmes belles sans vanité, sans hauteur, savantes dans presque toutes les langues vivantes de l’Europe, adonnées aux beaux-arts, élégamment vêtues, remplies d’estime pour la valeur, faisant avec distinction les honneurs de leurs maisons, et dominées peut-être plus que les hommes mêmes par l’esprit de patriotisme : il est du moins certain qu’elles ont au-dessus d’eux le mérite de la constance et de la sobriété.»

Notre auteur trace ensuite le portrait du roi de Pologne, « Stanislas-Auguste, dit-il, brille parmi les grands de sa cour sans les éclipser. Il est beau, et d’une noble prestance : il se concilie, au premier aspect, l’affection de quiconque a l’honneur de l’approcher : il fait accorder le grave maintien de la majesté royale avec cet air de bienveillance et ce regard plein de douceur qui encouragent. La magnanimité de ce prince, sa constance, la bonté de son cœur, l’affliction de son esprit, sont peintes sur sa figure. Je n’ai jamais vu de souverain écouter avec plus d’attention, répondre avec plus d’affabilité, raisonner avec plus de justesse et de force. Aucune de ses paroles, aucun de ses gestes, aucune de ses actions ne m’a annoncé l’apparence même de la hauteur : tout est naturel en lui, et il n’est jamais plus roi que lorsque dans les assemblées choisies qu’il honore de sa présence, il oublie sa dignité, et daigne se rendre égal à ses sujets. Il est très libéral, sans être prodigue, ni fastueux dans ses don; protecteur constant, ami fidèle, reconnaissant, humain; enfin, il est très versé dans la belle littérature, et possède au suprême degré le don de l’éloquence. Il n’y a que des monstres qui puissent haïr un tel souverain, puisqu’il captive l’affection et les suffrages de tous ceux qui l’écoutent; qu’il inspire la vertu, le respect et l’amour aux personnes qui ont le bonheur de lui faire la cour, et qu’il éloigne d’elles l’esprit d’envie et de jalousie. Lorsque j’entends dire que ce prince est malheureux, j’ai de la peine à le croire, ou je me persuade qu’en le plaçant dans une situation aussi critique, la providence a voulu lui donner occasion d’exercer ses éminentes vertus.»

Avec un tel caractère Stanislas pouvait changer celui de plusieurs de ses sujets. Les fêtes brillante de la cour de Warsovie, les festins les plus somptueux, le luxe le plus recherché, les nombreuses compagnies dont le roi était l’âme, et où son affabilité le faisait adorer, soutinrent l’enchantement pendant trois années; les choses auraient été de mieux en mieux, si la Russie n’eût enfin déclaré qu’il était temps de recueillir le fruit de ses excessives dépenses, et qu’en conséquence, elle n’eût entrepris de faire valoir à main armée des droits achetés à prix d’or, et d’établir une entière égalité entre les dissidents et les catholiques. Ici M. Casanova commence à décrire les troubles de la Pologne , après avoir indiqué l’origine de la guerre qui vient de se terminer.

Le sublime génie de Catherine, dit-il, fit naître les motifs de cette guerre, pour mettre en action sa puissance militaire, occuper ses généraux à de glorieux exploits, et éloigner d’eux ces pensées si peu conformes aux systèmes des souverains, et que l’oisiveté produit ordinairement dans des âmes guerrières, ambitieuses, avides d’honneur et de richesses. Cette princesse, qui n’aime pas les dépenses inutiles, répandit ainsi dans ses arsenaux et parmi ses troupes quelques millions, dont elle ne croyait pouvoir faire un meilleur usage, et il ne paraît point que son trésor soit épuisé, puisque ses autres entreprises se continuent toujours avec la même activité.

Les motifs qui engagèrent le roi de Pologne à s’unir à l’impératrice de Russie, et à remettre en quelque sorte sa destinée entre les mains de cette souveraine, sont bien différents suivant l’historien. Stanislas reconnut que la félicité générale de sa patrie ne pouvait consister que dans la liberté et dans l’égalité respective des divers ordres : il vit que les privilèges et les droits exclusifs étaient essentiellement contraires à ces véritables biens, et pour surmonter ces obstacles, il résolut de seconder le projet de sa puissante alliée. Il prévit que sa nation s’opposerait constamment à toute espèce d’innovation; qu’elle l’appellerait ennemi de la patrie; qu’elle tramerait contre ses jours; que des torrents de sang allaient inonder la Pologne ; que les troubles de ce royaume pourraient exciter une fermentation dangereuse parmi les différentes puissances de l’Europe; que plusieurs d’entre elles blâmeraient sa conduite : Stanislas fut inébranlable; et frémissant en secret, il affronta l’orage avec un air serein, et une mâle intrépidité.

Quelques politiques ont cru, ajoute l’auteur, que le principal article des conventions secrètes de ce prince avec l’impératrice de Russie, était de soumettre entièrement le peuple polonais, de changer la forme du gouvernement, d’abolir la servitude, et l’excessive autorité des particuliers; de leur ôter l’administration de la justice, dont ils abusaient; de supprimer les diètes; enfin, de confier la puissance législative au roi seul, qui serait alors devenu un véritable monarque, qui aurait pu disposer à son gré des armées disciplinées de la couronne et du grand duché de Lithuanie; qui eût été au-dessus des lois, et aurait pour toujours éloigné les ecclésiastiques des affaires d’état, en les confinant dans leurs diocèses. M. Casanova fait voir que ce projet n’a peut-être jamais existé, puisque pour l’effectuer, il eût fallu conquérir peu à peu tout le pays, et tenir le peuple polonais dans les fers pendant trois ou quatre générations.

L’historien, dans son introduction, rappelle l’espèce de ligue que formèrent en 1764, les cours de Pétersbourg et de Berlin, pour exclure du trône de Pologne, à la mort d’Auguste III, alors régnant, tous les princes de la maison de Saxe. Les troupes prussiennes, sous prétexte de passer d’une province dans une autre, séjournèrent dès lors dans ce royaume, où elles manquaient souvent de subsistances. Les officiers représentèrent à Fréderic qu’il leur était impossible de traverser la Pologne , parce qu’on n’y trouvait point ce qui était absolument nécessaire au passage d’une armée. Le monarque leur répondit qu’il avait toujours oui dire qu’en Pologne on vivait pour rien. Les généraux prussiens saisirent parfaitement le véritable sens de cette réponse laconique, et n’eurent dès lors plus de peine à se faire fournir par les Polonais tout ce dont ils avaient besoin pour l’entretien de leurs troupes. Non seulement les cours de Russie et de Prusse se proposaient d’exclure du trône de Pologne les descendants d’Auguste III; mais elles voulaient encore ôter le sceptre à ce prince même. Le duc Charles de Saxe avait été chassé de la Courlande et son père s’était retiré à Dresde, tandis que la plus grande partie de la noblesse polonaise tramait une conspiration secrète.

Stanislas Poniatowski, fils du fameux Poniatowski (qui fut d’abord l’ami de Charles XII, roi de Suède, ensuite celui d’Auguste II, roi de Pologne,) et de Constance Czartorysky, sœur du prince palatin de Russie, du grand chancelier de Lithuanie, et de l’évêque de Posnanie, s’était rendu 8 ou 10 ans auparavant, pour terminer quelques affaires importantes de ses oncles Czartorysky, qui avaient à se plaindre d’Auguste, ou plutôt de Brühl, son ministre, et qui, par conséquent, n’étaient rien moins qu’affectionnés à la maison de Saxe. «Stanislas, doué de tous les charmes de l’esprit, et dans une jeunesse brillante, eut le bonheur de plaire à Catherine, alors grande-duchesse de Russie : en arrangeant les affaires de ses oncles et de ses cousins, il ne perdit point de vue les siennes propres. Catherine regardait dès lors de mauvais œil la constitution de la Pologne , incommode à tous les princes ses voisins : la Russie seule lui paraissait en état de soumettre ces républicains turbulents, s’ils avaient à leur tête un roi ferme, courageux, capable de seconder avec intrépidité les desseins ce cette puissance. La grande-duchesse en s’entretenant de cette affaire avec Poniatowski, alors âgé d’environ 25 ans, trouva une entière conformité entre ses idées, et celles de ce jeune seigneur, qui déjà réunissait à un esprit supérieur le jugement le plus mûr. Elle convint avec lui, que si jamais elle montait sur le trône de Russie, elle mettrait tout en œuvre pour le placer sur celui de Pologne, à condition qu’ils travailleraient l’un et l’autre de concert, à abolir les lois ou les abus qui, dans ce royaume, autorisent le pouvoir excessif des particuliers, et à supprimer les prérogatives et les privilèges exclusif des catholiques : ceux-ci, dans ce nouvel ordre de choses, ne devaient pas être plus favorisés que les Grecs, les Luthériens et les Calvinistes. Catherine et Stanislas s’engagèrent par serment d’observer ces conventions.

Auguste III, malgré ses grandes qualités, n’était point aimé des Polonais. Il avait un ministre (le comte de Brühl) auquel il abandonnait, pour ainsi dire, toute son autorité, et qu’il ne cessait de combler de richesses et d’honneurs. Il n’en fallut pas davantage pour le rendre odieux aux seigneurs polonais les plus distingués, et particulièrement aux deux Czartorysky (le palatin de Russie, et le grand chancelier de Lithuanie,) qui dans les premières années du règne d’Auguste III, avaient joui d’un si grand crédit, que presque toutes les grâces que le roi accordait, passaient par leurs mains. Ces illustres descendants des Jagellons ne pouvaient d’ailleurs oublier le tort qu’avait fait Auguste au prince Adam, fils du palatin de Russie, en lui refusant le cordon de l’aigle-blanc, qu’il méritait à tous égards, et en lui préférant le comte Charles de Brühl, fils du ministre, auquel la faveur du père procura encore la starostie de Zips, de 20000 sequins de revenu. On sait que ce gouvernement lui a été ôté sous le règne actuel, parce que n’étant pas gentilhomme polonais, il ne pouvait point le posséder, et qu’il a été donné au prince Casimir Poniatowski, frère aîné de Stanislas. Cependant le palatin de Russie obtint pour son fils à Pétersbourg, le cordon de St. André, et songea en même temps, à se venger d’Auguste III. Ainsi l’on peut dire avec vérité, que le cordon de l’aigle-blanc dont le comte Charles de Brühl est aujourd’hui décoré, coûte un royaume à la maison de Saxe.

Catherine, devenue impératrice de Russie, s’occupa de l’exécution du projet formé dix ans auparavant : on s’assura des conjurés; on n’oublia rien pour les exciter à faire leur devoir : le roi de Prusse fut mis dans la confidence, et Stanislas Poniatowski allait monter sur le trône de Pologne, lorsque la conspiration fut découverte à Dresde; on informa contre les principaux conjurés, et leurs complices : on se proposait d’agir avec fermeté; il était question de faire perdre la tête à celui à qui la providence destinait une couronne. Dans ces circonstances Auguste mourut, et Stanislas Poniatowski fut élu roi de Pologne.

Toutes les disputes, les intrigues que cette élection occasionna, sont rapportées dans le plus grand détail par M. Casanova, qui nous fait un portrait peu flatteur, mais ressemblant, du primat de ce temps-là. On demandait à ce prélat pourquoi ayant été le premier à souscrire à la décision du Senatus-Consilium, par laquelle le prince Charles de Saxe fut créé duc de Courlande, il avait ensuite annulé cette élection, pour favoriser la maison de Biren : Personne n’ignore, répondit l’archevêque de Gnesne, que l’intrigue règne dans les cours : ainsi je n’ai pu me refuser aux désirs du feu roi, que je désapprouve aujourd’hui. L’auteur a placé cette anecdote dans la seconde partie, qui s’étend jusqu’à l’année 1767 inclusivement. L’affaire des dissidents, les diverses confédérations opposées l’une à l’autre, les semences de la guerre entre la Russie et la Porte rendent ce période d’autant plus intéressant, que M. Casanova a toujours soin de mêler à sa narration quelques réflexions neuves et judicieuses. On sera surtout très satisfait de ce qu’il dit sur l’introduction et le sort du protestantisme et de plusieurs autres sectes en Pologne : on ne pourra se dispenser de convenir avec lui, que les protestants, qui ont sans cesse le mot de tolérance dans la bouche, sont en effet les plus intolérants des hommes. On connaît la fameuse diète de 1767, qui accorda tant de privilèges aux dissidents, soutenus par les armes de la Russie.

Le prince Charles de Radzivil, chef d’un parti militaire en 1764, puis fugitif en Turquie, en Saxe, en Prusse, remis en possession de ses biens, de ses dignités, de ses honneurs, en 1766, revint triomphant à Warsovie, et fut élu maréchal de toutes les confédérations; en sorte que le roi lui-même semblait être, pour ainsi dire, son sujet, et qu’il ne s’agissait pas moins que de le détrôner, et de le remplacer par ce prince; mais Stanislas fit échouer ce projet, en se déclarant pour le parti auquel il avait jusqu’alors paru contraire. Le prince de Repnin était, dans ce même temps, ambassadeur de la cour de Pétersbourg en Pologne, ou plutôt il y donnait des lois au nom de sa souveraine. Nous placerons ici son portrait et celui du prince Charles de Radvizl, tels que l’historien les a tracés.

«Le prince de Repnin vécut à Warsovie avec une magnificence inconcevable. Outre les sommes considérables que l’impératrice lui accordait, il dépensa plus 200000 sequins de son bien : aussi fut-il obligé d’engager une très grande partie de ses revenus. La Pologne ne vit jamais un ambassadeur plus prodigue, plus intrépide, plus absolu, plus puissant, et plus universellement détesté : il le savait; il en riait, et avait coutume de dire, qu’avec les Polonais on ne pouvait rien faire avec la douceur, mais tout avec l’or et la force.»

«Le prince Charles de Radzivil, âgé d’environ 57 ans, est un bel homme et d’un tempérament très robuste : il est vêtu à la polonaise, ne parle que sa langue naturelle, et n’a absolument aucune teinture de belles-lettres : il est condamné à une éternelle oisiveté, parce qu’il ne sait à quoi s’occuper. Il passe régulièrement cinq heures du jour à table avec ceux de ses amis qui peuvent lui tenir tête le verre à la main. Il ne boit que du vin de Hongrie, et n’aime point les femmes : aussi a-t-il toujours été malheureux dans ses mariages. Ce prince étant par sa dignité la première personne du royaume, le none du St. Siège fut chargé de lui présenter la bulle dans laquelle le souverain pontife appuyait les raisons des catholiques contre les demandes des dissident; il était défendu à la garde russe que le prince de Repnin avait fait mettre devant le plais du maréchal, de laisser entrer personne : cependant, malgré cette défense, rigoureusement observée, le nonce trouva le moyen de tromper les sentinelles, et d’exécuter les ordres du pape : il eut audience du prince à la faveur d’un déguisement, et l’officier de garde fut puni.»

Nous terminerons cet extrait en transcrivant le portrait que fait notre auteur du grand-duc de Russie, Paul Petrowitz, né le 1er octobre 1754. C’est, dit-il, un prince de la plus grande espérance. Tel que je l’ai vu, il promettait beaucoup; et ceux qui ont eu l’honneur de l’approcher en 1771, racontent de lui des choses qui surpassent même la haute opinion que je m’étais formée de son mérite naissant. Il n’est pas grand, mais bien fait, d’une belle figure, d’une heureuse physionomie, studieux, sobre, et très affable. Il est fort soumis à son auguste mère : il a du respect et de l’amitié pour le comte Panin, son gouverneur, et fait assez de cas de M. d’Osterwald, chevalier de Ste. Anne, et qui est auprès de sa personne en qualité de sous-précepteur. Je ne lui ai remarqué qu’un petit défaut, c’est qu’en regardant ceux qui l’entourent, il fronce quelquefois les sourcils. Il est décoré de l’ordre de l’aigle noir, qui lui a été envoyé depuis peu par le roi de Prusse; chose à laquelle on ne se serait guère attendu, lorsque le malheureux Pierre III, son père, donna dans Pétersbourg à Fréderic ces marques si extraordinaires d’affection, qui causèrent sa perte.

Les deux premiers volumes de cet ouvrage, feront, sans doute, attendre avec impatience les suivants, qu’on assure devoir bientôt paraître. Il faut espérer qu’en parlant du commencement de la guerre entre la Russie et la Porte, M. Casanova peindra l’état où était alors l’Europe, pour nous apprendre pourquoi, à l’exception de la Sémiramis du nord et du roi philosophe, aucune puissance ne s’est réellement intéressée aux affaires de la Pologne, et pourquoi cette guerre, contre l’usage, n’a point heureusement été le motif de quelqu’autre guerre.


Liens:
Volume numérisé par GoogleBooks – Janvier 1775 (cf. page 121)
Groupe d’études du dix-huitième siècle de l’université de Liège (GEDHS). En septembre 2007, le GEDHS a entrepris l’indexation systématique et le dépouillement de L’Esprit des Journaux. Cette analyse a donné lieu au deuxième colloque international du GEDHS sur le thème «Diffusion et transferts de la modernité dans L’Esprit des Journaux» (16 et 17 février 2009).

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