L’alchimie du 7ème Art :
Lech Majewski, Le Moulin et la Croix

 

L’APGEF remercie chaleureusement notre correspondante Joanna Kujawska pour la mise à disposition de 5 articles de fond publiés en 2011 relatant le parcours d’artistes polonais contemporains de renommée internationale. Cet écrit a été publié dans les ECHOS DE POLOGNE en mars 2011 et figure sur notre site avec l’aimable autorisation de l’auteur.

 

Un tableau prend vie: Lech Majewski transforme Le Portement de Croix (1564) de Pierre Bruegel l’Ainé en éblouissante fiction épique. Le Moulin et la Croix, « art total » ultramoderne, intègre peinture de la Renaissance, cinéma numérique et jeu d’acteurs.


 

Lech Majewski, peintre, poète, compositeur, cinéaste, aime braver l’impossible. Son nouveau pari, faire exister sur grand écran la peinture de Bruegel, est pleinement réussi. L’œuvre de Majewski, projetée le 2 février 2011 à l’Auditorium du Louvre à Paris, lors des Journées Internationales du Film sur l’Art, est accueillie avec enthousiasme. Sa sortie est désormais attendue dans les salles.

En visite chez le Maître

Le Portement de Croix évoque le chemin du Calvaire en le situant dans les Flandres du XVIe siècle aux temps de l’Inquisition espagnole. En 2001, le critique et historien d’art Michael F. Gibson, spécialiste de Bruegel, publie aux éditions Noêsis un décryptage minutieux du tableau. Admiratif des travaux de Majewski, il en propose la lecture au cinéaste. En 2005, un projet commun réuni les deux hommes : écrire le canevas du film qui animera l’univers brueguelien. Les comédiens célèbres, Charlotte Rampling, Rutger Hauer et Michael York, en assureront le casting. Se conjuguent ainsi : chef d’œuvre ancien, analyse théorique, innovation technologique et talents artistiques.

Cinq siècles séparent la création du Portement de Croix du film qui en est fait. La genèse exacte de cette rencontre insolite remonte à l’adolescence de Majewski. Épris de la peinture du Moyen-âge et de la Renaissance, le jeune homme voyage régulièrement, dans les années 1970, entre Katowice, sa ville natale, et Venise où son oncle est conservateur d’œuvres d’art. Ses escales à Vienne seront l’occasion de visites régulières au Kunsthistorisches Museum. Passionné par Bruegel, il y passe des heures, scrute les détails de La Tour de Babel, du Massacre des innocents, des Chasseurs dans la neige ou du Portement de Croix. Ce tête-à-tête avec le Maître nourrit son imagination et ouvre son intérêt pour le processus de la création. Majewski traite du mystère qui entoure l’univers de l’art. Son engagement cinématographique aux côtés d’artistes comme le poète Wojaczek, les peintres Bosch, Bruegel, Basquiat est chaque fois un défi : « Je sais, qu’ils ne se livrent jamais complètement, mais j’essaie de demeurer quelque temps à leur proximité et absorber un peu de leur univers. » précise le metteur en scène.

 

Le monde selon Bruegel

Pierre Bruegel l’Ainé est contemporain du Titien, Michel-Ange et Jean Calvin. Grand philosophe, il est animé par la volonté d’observation et d’éducation. Il se mêle volontiers au quotidien paysan: travaux agricoles, noces, fêtes villageoises. Aux scènes d’intérieur il préfère le grand air. Le monde selon Bruegel est fait de contrastes : vie-mort, beauté de la nature-cruauté humaine, clémence-intolérance…
Dans Le Portement de Croix, le Christ monte au Golgotha. Bruegel traite avec originalité l’épisode de l’Évangile en inscrivant la scène sacrée dans le quotidien. Le vaste paysage, aux multiples perspectives fractionnées, fourmille. Cinq cent personnages peuplent le tableau et parmi eux la Vierge Marie douloureuse, un colporteur et messager du protestantisme, puis des enfants occupés à jouer, des paysans, des badauds… Des gardes espagnols, vêtus de rouge-sang, patrouillent. Différentes lignes-force construisent le tableau. Un emblématique rocher, surmonté d’un moulin aux ailes cruciformes, domine le paysage. Au loin, le Christ courbé sous le poids de sa croix, avance vers le lieu du supplice. L’apparente indifférence de la foule interpelle. La scène fait écho aux persécutions des protestants. Cette présentation détachée du drame n’en fait qu’intensifier la perception.

 

Alchimiste du numérique

La fiction de Majewski investit le sort de plusieurs figures du tableau, les techniques numériques sophistiquées transfèrent les acteurs dans le monde bruegelien : Charlotte Rampling incarne Marie, mère de Jésus, Michael York joue le banquier et collectionneur d’art Nicolas Jonghelinck. Incarné par Rutger Hauer, Bruegel, le remarquable peintre est placé au premier plan. Il dessine, commente, instruit. Puis, nous le retrouvons dans le décor, ajustant la mise en scène, positionnant ses figurants. Les extérieurs tournés en Nouvelle Zélande, Pologne, République Tchèque, Autriche, sélectionnés à l’instar des paysages bruegeliens, s’intègrent à la peinture. Progressivement, les acteurs se métamorphosent en personnages du tableau et se figent. Captivé, on se prend au jeu. Dans cette aventure picturo-cinématographique, Majewski, interagit avec son auditoire : «Je veux que le spectateur vive à l’intérieur de la peinture ».
La fresque Le Moulin et la Croix incite à méditer. Mariant l’historique aux contemporain elle revêt un caractère amèrement actuel : massacre arbitraire, cruauté, vulnérabilité, désarrois, indifférence y sont présents. Tel « Ouroboros », un serpent qui se mord la queue, l’histoire renouvèle ses drames.

Sur le plan technique, le va-et-vient entre la peinture originale du Maître et le point de vue cinématographique de Majewski enrichit la vision du spectateur. Le cinéma numérique favorise autant la qualité de l’image que la projection de contenus stéréoscopiques à effets 3D. Grâce au numérique, le metteur en scène ajoute des couches successives de la perspective, les phénomènes atmosphériques et les personnages. « Avec la technique d’aujourd’hui tout devient possible » résume t-il. Car, avant de devenir un art et une industrie, ce cinéma est une somme de techniques. Au delà de l’évolution couleur-son, analogique-numérique, il subit aujourd’hui une autre révolution permettant de remodeler un paysage, de lui incruster des segments et des détails. On augmente et modifie le réel, et on se l’approprie. Il a fallu trois ans au cinéaste pour tisser patiemment cette toile des réalités augmentées.

 

Virtuose de la mise en scène

Diplômé en 1977 de l’Ecole du Cinéma de Lodz, Lech Majewski a enchainé dès 1975 films, opéras et pièces de théâtre : Le Grand Hôtel primé au Festival International des Ecoles de Cinéma, Le Chevalier (1980) écrit et réalisé en Pologne, L’Evangile selon Harry (1992) réalisé et produit aux USA en collaboration avec David Lynch. Son Wojaczek (1999), décrit le destin inextricable d’un jeune poète, il est récompensé du prestigieux prix Don Quichotte de la Fédération Internationale des Sociétés de Film. Le récit épique Angélus (2000), se déroulant dans une cité minière de Silésie, relate les aventures d’un cercle occulte d’ouvriers-peintres qui tentent de sauver le monde. L’univers de la peinture est abordé dans Basquiat (1996) pour lequel Majewski conçoit le scenario. Ce film, réalisé par l’américain Julian Schnabel, traite de la vie du pionnier de la mouvance « underground », Jean-Michel Basquiat, célèbre pour ses graffitis urbains. David Bowie y tient le rôle d’Andy Warhol. Dans Le Jardin des délices (2004), Majewski emploie en arrière-plan le captivant triptyque de Jérôme Bosch (1504) évoquant la jouissance absolue et insensée.

Sa contribution artistique concernant la mise en scène du théâtre et de l’opéra va d’Ubu Rex de Krzysztof Penderecki (1994, adaptation d’Ubu Roi d’Alfred Jarry), à Carmen de Bizet produit par Canal Plus (Varsovie, 1993) et sa nouvelle version présentée en Lituanie (2002), et Cavalier Noir de Bob Wilson. Sa propre composition La Chambre des biches (1996) aura une version filmé éponyme (2002) projetée au Museum of Modern Art de New York et au Jeu de Paume à Paris. En 2006, ce même MOMA offre à l’artiste sa reconnaissance suprême : une rétrospective pour l’ensemble de son œuvre intitulée Lech Majewski: Conjuring the Moving Image. L’année d’après, Le Sang du Poète, séquence de trente trois vidéos, sera présentée à la 52e Biennale de Venise. Deux sélections photographiques réalisées par Lech Majewski sont exposées, respectivement en 2007 et 2011 à la galerie parisienne Basia Embiricos.

Pour toutes ces créations, les critiques ne tarissent pas d’éloges : poésie visionnaire, représentation puissante, parabole magnifiquement hypnotique, messages philosophiques porteurs et de bouleversante beauté…
Dans ce prolongement, Le Moulin et la Croix est d’une virtuosité saisissante. Majewski signe une réalisation qui fera date.

JOANNA KUJAWSKA

Bande Annonce de Młyn i krzyż – The Mill and the Cross (2011)

[youtube fiJK-qaJUXQ]

Site officiel du film.

MOMA, Lech Majewski: Conjuring the Moving Image: lien

Share This