Le théâtre doit reconnaître ses propres limites. S’il ne peut pas être plus riche que le cinéma, qu’il soit pauvre. S’il ne peut être aussi prodigue que la télévision, qu’il soit ascétique. S’il ne peut être une attraction technique, qu’il renonce à toute technique. Il nous reste un acteur « saint » dans un théâtre pauvre.[…] Il n’y a qu’un seul élément que le cinéma et la télévision ne peuvent voler au théâtre : c’est la proximité de l’organisme vivant.[…] Il est donc nécessaire d’abolir la distance entre l’acteur et le public, en éliminant la scène, en détruisant toutes les frontières. Que les scènes les plus drastiques se produisent face à face avec le spectateur afin qu’il soit à la portée de la main de l’acteur, qu’il sente sa respiration et sa sueur. Cela implique la nécessité d’un théâtre de chambre. Jerzy Grotowski, Vers un théâtre pauvre.

[Avec Grotowski,] le spectacle devient un acte de sacrifice, une offrande publique de ce que la majorité des gens préfèrent cacher – et c’est une offrande en l’honneur du spectateur. Grotowski a converti la pauvreté en idéal, ses acteurs se sont dépourvus de tout, sauf de leur propre corps ; ils disposent d’instruments – de leurs organismes et du temps illimité, rien d’étonnant s’ils considèrent leur théâtre le plus riche du monde. Peter Brook, l’Espace vide (1977).

Nous voici de retour de vacances, reposés et l’esprit calme, rempli de beaux paysages et de nouveaux projets.

J’ai pour ma part profité de l’été pour suivre un stage de théâtre d’une semaine à Varsovie donné par l’ Akademia Sztuki i Kultury (al. Jana Pawla II, tout près de la Hala Mirowska pour ceux qui connaissent). Si ma motivation première était de perfectionner mon polonais en travaillant des textes de Mrożek ou de Miłosz, ce fut l’occasion de découvrir une approche remarquable, mélangeant diction, chants traditionnels slaves, improvisation théâtrale, travail du corps et mise en scène. Notre semaine fut encadrée par Piotr Filonowicz, comédien s’étant formé auprès d’un disciple de Grotowski, notre homme du jour.

Je vous engage à lire le parcours passionnant de cette figure d’exception (source: Wikipedia).

Voici un lien vers la page dédiée à l’atelier: www.warsztaty-teatralne.pl


Jerzy Grotowski fut un metteur en scène polonais majeur pour le sixième art, théoricien du théâtre et pédagogue. Il est l’un des plus grands réformateurs du théâtre du XXe sièlce et le père des concepts de « laboratoire théâtral » et de « théâtre pauvre ».

Jerz Grotowski est né à Rzeszow en Pologne le 11 août 1933. Son père est fonctionnaire dans l’administration des forêts, sa mère institutrice.

Durant la Seconde Guerre Mondiale, sa famille est séparée : il vit avec sa mère dans le bourg paysan de Nienadowka tandis que son père, au Paraguay lors de l’invasion allemande de 1939, rallie à Londres le gouvernement polonais en exil sans regagner la Pologne.

La famille de Jerzy Grotowski s’installe à Cracovie en 1950 où il étudie le jeu de scène à l’Ecole de Théâtre d’Etat. Son frère deviendra professeur de physique théorique à l’Université Jagellonne.

En 1955, une fois diplômé, il part à Moscou pour étudier la mise en scène au Lunacharsky State Institute for Theatre Arts (GITIS). Durant son séjour à Moscou, il entre en contact avec de nouveaux courants lancés par des figures russes telles que Stanislavsky, Vakthangov, Meyerhold ou encore Tairov.

De retour en Pologne, Jerzy Grotowski continue à étudier la mise en scène à Cracovie de 1956 à 1960 puis devint en 1959 dans la petite ville de Opole le metteur en scène du « Théâtre des 13 Rangs »

Là, avec une poignée d’acteurs rejetés par les Conservatoires de Cracovie ou de Varsovie, commence pour Grotowski l’époque de création dramatique qui l’a rendu universellement célèbre. Pendant de nombreuses années, cette création singulière resta très confidentielle, exposée aux soupçons de la bureaucratie culturelle du régime.

En 1962, le petit théâtre change de nom alors qu’il transfère son siège dans la ville universitaire de Wrocław, en Silésie : il s’appellera désormais Théâtre Laboratoire (Teatr Laboratorium). Une poétique originale avait entre temps pris forme ; elle donna lieu en peu d’années à plusieurs chefs-d’œuvre : en 1962, Kordian, d’après un drame romantique du poète Juliusz Słowacki ; en 1962-1965, Akropolis, d’après un autre drame romantique du poète Stanisław Wyspiański ; en 1963, Doktor Faustus, d’après Goethe ; en 1965, Le Prince Constant, d’après Calderon ; et en 1968, Apocalypsis cum figuris, sur un scénario original tissé de textes de la Bible et de T. S. Eliot.

En 1962, à la faveur d’un congrès de l’UNESCO à Varsovie, prévenus par l’assistant metteur en scène de Grotowski, l’Italien Eugenio Barba, deux critiques parisiens, Raymonde et Valentin Temkine, découvrirent cette scène pauvre et splendide. Grâce à leur entremise et leur obstination, le Théâtre des Nations de Jean-Louis Barrault réussit à faire venir Grotowski et Le prince Constant à Paris trois ans plus tard, en 1965. La sensation fut comparable à celle des Ballets russes de Diaghilev en 1907. En 1969, le même effet se produisit à New York. La comparaison avec les Ballets russes s’imposait d’autant plus que Grotowski avait son Nijinski, un prodigieux acteur qui ne ressemblait à aucun autre et qui lui devait tout : Ryszard Cieslak.

Pourtant, la poétique du Théâtre-Laboratoire polonais était exactement l’antithèse de celle de Diaghilev. Les spectateurs, en très petit nombre, partageaient le même espace scénique que les acteurs. Pas de décor, pas d’effets de lumière, pas de grimage, pas de costumes. Pour Grotowski, l’acteur est le tout du théâtre et le théâtre est là pour favoriser son passage à un degré d’humanité plus vrai que le degré quotidien. Tout se jouait donc sur l’extraordinaire intensité dramatique et physique d’acteurs supérieurement entraînés, sur les qualités expressives de leur voix, et sur leur présence presque insoutenable dans l’espace. En dépit de son éclat parfois violent, l’action obéissait à la précision rigoureuse et comme nécessaire d’un rite.

À partir de 1969, et jusqu’en 1982, considérant qu’il avait atteint une perfection condamnée à se répéter, Grotowski se lance, avec l’appui de l’Unesco, dans un ambitieux projet intitulé « Théâtre des Sources ». C’est dans son esprit une opération de raccord avec la société moderne d’un patrimoine ethnologique mondial en voie de disparition. Déjà familier de l’opéra de Pékin et de diverses formes du théâtre traditionnel indien, Grotowski séjourne au cours de cette période au Nigeria, en Haïti, en Amérique centrale, en Inde. Il réunit et fait travailler ensemble, en ateliers, des représentants des plus diverses et anciennes traditions rituelles et mystiques des cinq continents, pour en dégager des pratiques communes.

En 1982, nouvelle coupure. La loi martiale proclamée dans son pays décide Grotowski à rompre définitivement avec la Pologne communiste. Il sollicite et il obtient la nationalité française. Il trouve asile aux États-Unis, où à partir de 1983, il occupe une chaire à l’université d’Irvine en Californie. Il y poursuit le projet « Théâtre des sources » sous d’autres formes, avec des témoins qu’il fait venir de Haïti, de Bali, de Colombie, de Corée, de Taiwan.

Hanté par le désert intérieur auquel les technologies modernes de communication peuvent conduire les jeunes, Grotowski fait un premier bilan des pratiques prétendument « sauvages », pour reprendre le mot de Lévi-Strauss, dont il a fait l’inventaire : il propose des structures (danses et chants) qui favorisent la greffe entre d’anciens savoirs du corps et de l’âme et des jeunes gens issus de grandes villes modernes.

À partir de 1986, Grotowski s’installe définitivement à Pontedera en Toscane, où il dirige un « Workcenter », Avec deux groupes de collaborateurs, qui reçoivent de très nombreux hôtes du monde entier, dont Peter Brook et ses acteurs, il se livre à ce qui est, à ses yeux, la synthèse des recherches de toute une vie. Il s’agit toujours de théâtre, mais comme l’a écrit Brook, de théâtre comme « véhicule », un véhicule qui entraîne ses passagers moins à représenter des rôles qu’à se connaître eux-mêmes, et à se reconnaître entre eux. L’inspiration du Workcenter n’est pas sans analogie avec celle des écoles philosophiques antiques telles que Pierre Hadot les a décrites. Les exercices du « Workcenter » se sont notamment concentrés sur la réminiscence de chants anciens dormant dans la mémoire, et sur l’exploration et le partage de l’expérience intérieure dont ils peuvent être le point de départ. Il laisse un défi et un sillage qui dépassent de toutes parts les limites du théâtre au sens classique, et qui touchent au cœur l’inquiétude contemporaine.


Méthode de travail

À la fin des années 1950, Jerzy Grotowski fonde avec le critique littéraire et écrivain Ludwik Flaszen « Le Théâtre des 13 rangs » à Opole, qui deviendra plus tard le Théâtre Laboratoire (Teatr Laboratorium) de Wrocław. Au cours de cette première période, il valorise la présence des acteurs et délaisse les éclairages, décors et costumes superflus qui, selon lui nuisent au travail de l’acteur et à la qualité de la relation avec le spectateur. Grotowski a pour objectif de (re)trouver l’essence même du théâtre, et pour lui elle se trouve dans l’organique, c’est-à-dire dans l’acteur.

Pour Grotowski, l’entraînement physique de l’acteur était un moyen pour accéder à autre chose de plus subtil, de méta-corporel. Il pousse ses acteurs à l’extrême pour diminuer les résistances intérieures de ceux-ci, c’est la via negativa. Le don total de l’acteur pour le jeu organique et immédiat, que le maître polonais nomme alors translumination, fait de lui un « acteur saint ». L’acteur est une fin, alors que le rôle est secondaire ; le rôle est un attribut du théâtre, et pas un attribut de l’acteur. Pour transmettre sa vision du théâtre il distingue la lignée organique de la lignée artificielle ; sans privilégier l’une ou l’autre, il découvre que ces deux approches ouvrent des sentiers d’expérimentation très fertiles.

La lignée artificielle se réfère à la technicité, à l’art de la composition, à tout ce que le public peut voir, tout ce que l’actant peut effectuer ; c’est la structuration de la forme. La lignée organique se réfère à l’implication personnelle de l’actant, son propre processus, son imaginaire, ses impulsions, et que le public ne peut pas voir, c’est ce qui anime la structure.

Son attention passionnée pour toutes les formes de rituels, d’ascèses et de pratiques contrôlées de la transe l’ont d’abord amené à nourrir son théâtre d’une approche qu’on pourrait qualifier de sacrée, hors de tout dogmatisme et avec le soin et la rigueur d’un artisan ou d’un chercheur scientifique. Son exploration subtile, systématique, et sa capacité de synthèse unique issue de l’observation de certaines techniques du corps-énergie et de ses transformations présents dans la tradition indienne et dans les rituels afro-caraïbéens (tout particulièrement le vaudou haïtien) lui ont ensuite permis de découvrir une approche du souffle, du chant, du corps en mouvement au service d’une forme d’art qui dépasse les clivages hérités entre théâtre, danse, chant, rituels, disciplines spirituels, expression ou méditation.

Cette phase plus secrète du travail de Jerzy Grotowski durera trente ans et s’articulera en plusieurs périodes :
> le parathéâtre des années 1970 qui élimine la figure du spectateur et invente des moments de rencontres et d’actions collectives,
> le Théâtre des Sources (fin des années 1970, début des années 1980) qui explore les techniques personnelles et confronte de jeunes occidentaux avec les traditions extra-européennes,
> Objective Drama (milieu des années 1980), puis la dernière phase de sa recherche avec la création du Workcenter de Pontedera.

Son héritier et légataire artistique est Thomas Richards, directeur du Workcenter of Jerzy Grotowski and Thomas Richards basé à Pontedera (Italie).


Jerzy Grotowski à propos de la notion de théâtre pauvre (1969)

[youtube xv3MjT3jwhY]

Un cours donné par Ryszard Cieślak dans le « Laboratorium » de Grotowski (Wrozlaw, 1972)

[youtube dRyLLTvs00c]

Share This